Séminaire interdisciplinaire de l'EHESP – 15 avril 2015

Approche intersectionnelle en santé publique :
Une nouvelle perspective pour l'étude des inégalités sociales de santé ?

Appel à communication

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Aux Etats-Unis l’introduction du concept d’intersectionnalité par Kimberle Crenshaw en 1989 a profondément changé la manière de faire de la recherche (14). Ce concept renvoie à la nécessité d’articuler les rapports sociaux de genre, de « race » et de classe sociale dans le militantisme féministe mais aussi dans la grille d’analyse de toute situation sociale ou comportement individuel. Il a été complété avec la notion de « consubstantialité » qui montre davantage l’imbrication et la transversalité des rapports de pouvoir et de domination que leur similitude (16) ou de la théorie des savoirs situés (17) mettant en évidence les biais de connaissance. Nombre de recherches en sciences sociales ont ainsi développé cette perspective intersectionnelle, qui s’est par ailleurs diffusée dans les études en santé publique (18,19). A l’inverse des analyses unidimensionnelles se focalisant uniquement sur une catégorie d’intérêt (le genre, la position sociale ou l’origine ethnique), l’approche intersectionnelle affirme par exemple que l’état de santé d’un individu ne peut pas être appréhendé uniquement comme la somme de ses caractéristiques mais seulement dans l’imbrication de ses autres caractéristiques (20). L’utilisation du concept d’intersectionnalité dans les recherches sur la santé des populations s’est ainsi largement développé outre Atlantique durant la dernière décennie, mais est resté majoritairement cantonné aux études qualitatives (21,22).

En France, c’est l’analyse des inégalités sociales de santé, objet de nombreux travaux de recherche, qui se rapproche le plus de « l’intersectionnalité américaine » par l’analyse des déterminants sociaux de santé ou le cumul des désavantages sociaux (2,57,23,24). Cependant, ces travaux ne se réclament pas de cette perspective intersectionnelle et utilisent davantage l’idée de « cumul » que d’imbrication des rapports sociaux. En effet, la complexité de l’imbrication de ces catégories sociales a poussé les études en santé publique à se concentrer sur des réflexions fractionnées : inégalités socio-économiques de santé, inégalités de santé entre les hommes et les femmes, inégalités de santé entre français et étrangers, etc. En France peu de travaux en santé publique s’interrogent sur une éventuelle conjugaison du sexe, de l’origine ethnique et de la classe.

Son utilisation moindre en France peut être partiellement expliquée par les critiques qui se sont soulevées contre cette approche. La première critique est la difficulté de sa mise en œuvre empirique. En effet, selon les méthodes employées (ethnographie, quantitative, juridique, etc.), l’analyse simultanée des différents rapports sociaux en jeu peut être difficile à mettre en œuvre et, par la suite, compliquer l’analyse des processus. La théoricienne féministe Jasbir Puar a par ailleurs récemment critiqué un effet pervers de cette approche : la rigidification des identités (25). Selon elle, en posant certaines catégories qui ne reflètent pas la réalité sociale, on risque d’enfermer des sujets dans des catégories sans les avoir préalablement déconstruites.

Cependant cette critique peut également s’appliquer à la recherche actuelle en santé publique. Peu de travaux quantitatifs questionnent ou ont une approche réflexive sur l’utilisation de catégories sociales pourtant imprégnées de représentations normées. Ces catégories statistiques -sans parfois être le reflet d’une réalité sociale- sont par la suite utilisées pour la mise en place de programmes de recherche et/ou de politiques de santé, et continuent, elles aussi, à diffuser et véhiculer ces normes et représentations associées à certaines caractéristiques de sexe, de classe sociale, d’origine, d’âge, etc. (26,27).

Ce qui influe, par la suite, sur les pratiques de soins des professionnels de santé : on soigne différemment un homme, une femme, une personne racisée ou blanche, une personne avec des ressources ou sans, française ou étrangère, etc. notamment au nom de travaux de santé publique – que ce soit dans les pratiques contraceptives (28,29), en périnatalité (30), ou dans la santé plus généralement (3133). Des pratiques de traitements différentiels voire de discriminations ont ainsi été mises en évidence par les analyses des sociologues et des anthropologues de la santé (30,3437)

Ce séminaire, par l’introduction du concept d’intersectionnalité, nous permettra ainsi en premier lieu d’interroger les catégories d’analyse, les méthodes, les concepts et objets d’étude de la recherche en santé publique. Mais ce séminaire sera aussi l’occasion de valoriser des travaux empiriques en santé publique qui prennent en compte l’imbrication des catégories de genre, d’origine ethnique, de classe sociale mais aussi d’autres variables comme l’orientation sexuelle, l’âge, la nationalité, le handicap, etc.

Problématique du séminaire

Que pourrait apporter l’introduction de perspectives intersectionnelles dans les recherches en santé publique en France ? Quels sont les avantages, les limites, les difficultés de l’utilisation de ce concept dans les études en santé publique ? Ce séminaire interdisciplinaire propose de faire dialoguer ce concept avec les travaux actuels de santé publique, que ce soit pour souligner les apports de cette approche et son potentiel d’analyse, les manques qui caractérisent un grand nombre de travaux de recherche ou les difficultés méthodologiques de sa mise en œuvre. Pour ce faire nous avons déterminé deux axes de recherche.

Axe 1 : Apports et limites de l’utilisation du concept d’intersectionnalité dans la recherche en santé publique française

Le premier axe du séminaire s’intéresse aux apports et limites du concept d’intersectionnalité à l’étude des inégalités sociales de santé. Dans quelle mesure l’absence de prise en compte de l’imbrication de ces rapports sociaux a des effets sur la construction d’un objet de recherche, sur la méthodologie et sur l’analyse ? Comment l’intersectionnalité étend le champ traditionnel français de l’étude des inégalités ? La méthodologie et les outils (quantitatifs et qualitatifs) de la santé publique sont-ils adaptés à la prise en compte de ces intersections ?

Axe 2 : Recherches intersectionnelles sur les pratiques et les comportements de santé

Le deuxième axe est un espace où les auteurs peuvent proposer des recherches empiriques dans le champ de la santé qui mobilisent une perspective intersectionnelle. Toutes les études, prenant en compte l’articulation des rapports de genre, d’origine, de classe sociale, etc. et portant sur les inégalités sociales de santé, les pratiques de soins ou les comportements de santé sont les bienvenues. Les méthodes peuvent être quantitatives ou qualitatives, et toute recherche s’inscrivant dans le cadre intersectionnel ou avec une approche réflexive des catégories d’analyses et de l’intersection des diverses formes d’inégalités dans le champ de la santé est également bienvenue.

Nous invitons doctorant-e-s, jeunes docteur-e-s, chercheurs-euses expérimenté-e-s et acteurs de la santé publique de toutes disciplines (sciences sociales, épidémiologie, économie de la santé, biostatistiques, biologie, droit, science politique, géographie de la santé, acteurs de la prévention, usagers, associations d’usagers) à nous adresser des propositions de communications sur ces questions, quels que soient leur rattachement institutionnel, leurs domaines d’intervention ou leur pays de recherche.

Bibliographie


  • [14] Crenshaw K. Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics. The University of Chicago Legal Forum. 1989;140:139‑67.
  • [15] Dorlin E, Collectif. Black feminism : Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000. Paris: L’Harmattan; 2008. 262 p.
  • [16] Kergoat D. Se battre, disent-elles... Paris: La Dispute; 2012. 354 p.
  • [17] Haraway D. Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective. Feminist Studies. 1988;14(3):575.
  • [18] Springer KW, Mager Stellman J, Jordan-Young RM. Beyond a catalogue of differences: A theoretical frame and good practice guidelines for researching sex/gender in human health. Social Science & Medicine. 2012;74(11):1817‑24.
  • [19] Tolhurst R, Leach B, Price J, Robinson J, Ettore E, Scott-Samuel A, et al. Intersectionality and gender mainstreaming in international health: Using a feminist participatory action research process to analyse voices and debates from the global south and north. Social Science & Medicine. 2012;74(11):1825‑32.
  • [20] Bauer GR. Incorporating intersectionality theory into population health research methodology: Challenges and the potential to advance health equity. Social Science & Medicine. 2014;110:10‑7.
  • [21] Bilge S, Denis A. Introduction: Women, Intersectionality and Diasporas. Journal of Intercultural Studies. 2010;31(1):1‑8.
  • [22] Dubrow J. Why Should We Account for Intersectionality in Quantitative Analysis of Survey Data? Intersectionality und Kritik. Springer; 2013. p. 161‑77.
  • [23] Chauvin P, Parizot I, Revet S. Santé et recours aux soins des populations vulnérables. Paris: Inserm; 2005. 325 p.
  • [24] Chauvin P, Parizot I. Vulnérabilités sociales, santé et recours aux soins dans les quarties défavroisés franciliens. Paris: Les éditions de la DIV; 2007.
  • [25] Puar JK. Homonationalisme. Politiques queer après le 11 septembre. Paris: Editions Amsterdam; 2012.
  • [26] Grass E, Bourdillon F. Quelle politique pour lutter contre les inégalités sociales de santé ? Editions d. Séminaires C, éditeur. 2012.
  • [27] Lopez A, Moleux M, Schaetzel F, Scotton C. Les inégalités sociales de santé dans l’enfance - Santé physique, santé morale, conditions de vie et développement de l’enfant. 2011.
  • [28] Bretin H. Contraception : quel choix pour quelle vie. Récits de femmes, paroles de médecins. Paris: INSERM; 1992.
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  • [30] Sauvegrain P. La santé maternelle des « Africaines » en Ile de France: racisation des patientes et trajectoires de soins. Revue européenne des migrations internationales. 2012;28(2):81‑100.
  • [31] Pols H. August Hollingshead and Frederick Redlich: Poverty, Socioeconomic Status, and Mental Illness. Am J Public Health. 2007;97(10):1755.
  • [32] Aronson J, Burgess D, Phelan SM, Juarez L. Unhealthy Interactions: The Role of Stereotype Threat in Health Disparities. Am J Public Health. 2012;103(1):50‑6.
  • [33] Van Ryn M, Burgess D, Malat J, Griffin J. Physicians’ Perceptions of Patients’ Social and Behavioral Characteristics and Race Disparities in Treatment Recommendations for Men With Coronary Artery Disease. Am J Public Health. 1 févr 2006;96(2):351‑7.
  • [34] Cognet M, Hoyez A-C, Poiret C. Éditorial : Expériences de la santé et du soin en migration : entre inégalités et discriminations. Revue européenne des migrations internationales. 2012;28(2):7‑10.
  • [35] Nacu A. À quoi sert le culturalisme ? Pratiques médicales et catégorisations des femmes « migrantes » dans trois maternités franciliennes. Sociologie du Travail. 2011;53(1):109‑30.
  • [36] Fassin D, Dozon. Critique de la santé publique. Une approche anthropologique. Balland. 2001. 361 p.
  • [37] Crenn C, Kotobi L. Du point de vue de l’ethnicité: Pratiques françaises. Paris: Armand Colin; 2012. 348 p.