Télécharger l'appel à communications complet au format pdf
Aux Etats-Unis l’introduction du concept d’intersectionnalité par Kimberle Crenshaw en 1989 a profondément changé la manière de faire de la recherche (14). Ce concept renvoie à la nécessité d’articuler les rapports sociaux de genre, de « race » et de classe sociale dans le militantisme féministe mais aussi dans la grille d’analyse de toute situation sociale ou comportement individuel. Il a été complété avec la notion de « consubstantialité » qui montre davantage l’imbrication et la transversalité des rapports de pouvoir et de domination que leur similitude (16) ou de la théorie des savoirs situés (17) mettant en évidence les biais de connaissance. Nombre de recherches en sciences sociales ont ainsi développé cette perspective intersectionnelle, qui s’est par ailleurs diffusée dans les études en santé publique (18,19). A l’inverse des analyses unidimensionnelles se focalisant uniquement sur une catégorie d’intérêt (le genre, la position sociale ou l’origine ethnique), l’approche intersectionnelle affirme par exemple que l’état de santé d’un individu ne peut pas être appréhendé uniquement comme la somme de ses caractéristiques mais seulement dans l’imbrication de ses autres caractéristiques (20). L’utilisation du concept d’intersectionnalité dans les recherches sur la santé des populations s’est ainsi largement développé outre Atlantique durant la dernière décennie, mais est resté majoritairement cantonné aux études qualitatives (21,22).
En France, c’est l’analyse des inégalités sociales de santé, objet de nombreux travaux de recherche, qui se rapproche le plus de « l’intersectionnalité américaine » par l’analyse des déterminants sociaux de santé ou le cumul des désavantages sociaux (2,5–7,23,24). Cependant, ces travaux ne se réclament pas de cette perspective intersectionnelle et utilisent davantage l’idée de « cumul » que d’imbrication des rapports sociaux. En effet, la complexité de l’imbrication de ces catégories sociales a poussé les études en santé publique à se concentrer sur des réflexions fractionnées : inégalités socio-économiques de santé, inégalités de santé entre les hommes et les femmes, inégalités de santé entre français et étrangers, etc. En France peu de travaux en santé publique s’interrogent sur une éventuelle conjugaison du sexe, de l’origine ethnique et de la classe.
Son utilisation moindre en France peut être partiellement expliquée par les critiques qui se sont soulevées contre cette approche. La première critique est la difficulté de sa mise en œuvre empirique. En effet, selon les méthodes employées (ethnographie, quantitative, juridique, etc.), l’analyse simultanée des différents rapports sociaux en jeu peut être difficile à mettre en œuvre et, par la suite, compliquer l’analyse des processus. La théoricienne féministe Jasbir Puar a par ailleurs récemment critiqué un effet pervers de cette approche : la rigidification des identités (25). Selon elle, en posant certaines catégories qui ne reflètent pas la réalité sociale, on risque d’enfermer des sujets dans des catégories sans les avoir préalablement déconstruites.
Cependant cette critique peut également s’appliquer à la recherche actuelle en santé publique. Peu de travaux quantitatifs questionnent ou ont une approche réflexive sur l’utilisation de catégories sociales pourtant imprégnées de représentations normées. Ces catégories statistiques -sans parfois être le reflet d’une réalité sociale- sont par la suite utilisées pour la mise en place de programmes de recherche et/ou de politiques de santé, et continuent, elles aussi, à diffuser et véhiculer ces normes et représentations associées à certaines caractéristiques de sexe, de classe sociale, d’origine, d’âge, etc. (26,27).
Ce qui influe, par la suite, sur les pratiques de soins des professionnels de santé : on soigne différemment un homme, une femme, une personne racisée ou blanche, une personne avec des ressources ou sans, française ou étrangère, etc. notamment au nom de travaux de santé publique – que ce soit dans les pratiques contraceptives (28,29), en périnatalité (30), ou dans la santé plus généralement (31–33). Des pratiques de traitements différentiels voire de discriminations ont ainsi été mises en évidence par les analyses des sociologues et des anthropologues de la santé (30,34–37)
Ce séminaire, par l’introduction du concept d’intersectionnalité, nous permettra ainsi en premier lieu d’interroger les catégories d’analyse, les méthodes, les concepts et objets d’étude de la recherche en santé publique. Mais ce séminaire sera aussi l’occasion de valoriser des travaux empiriques en santé publique qui prennent en compte l’imbrication des catégories de genre, d’origine ethnique, de classe sociale mais aussi d’autres variables comme l’orientation sexuelle, l’âge, la nationalité, le handicap, etc.
Que pourrait apporter l’introduction de perspectives intersectionnelles dans les recherches en santé publique en France ? Quels sont les avantages, les limites, les difficultés de l’utilisation de ce concept dans les études en santé publique ? Ce séminaire interdisciplinaire propose de faire dialoguer ce concept avec les travaux actuels de santé publique, que ce soit pour souligner les apports de cette approche et son potentiel d’analyse, les manques qui caractérisent un grand nombre de travaux de recherche ou les difficultés méthodologiques de sa mise en œuvre. Pour ce faire nous avons déterminé deux axes de recherche.
Le premier axe du séminaire s’intéresse aux apports et limites du concept d’intersectionnalité à l’étude des inégalités sociales de santé. Dans quelle mesure l’absence de prise en compte de l’imbrication de ces rapports sociaux a des effets sur la construction d’un objet de recherche, sur la méthodologie et sur l’analyse ? Comment l’intersectionnalité étend le champ traditionnel français de l’étude des inégalités ? La méthodologie et les outils (quantitatifs et qualitatifs) de la santé publique sont-ils adaptés à la prise en compte de ces intersections ?
Le deuxième axe est un espace où les auteurs peuvent proposer des recherches empiriques dans le champ de la santé qui mobilisent une perspective intersectionnelle. Toutes les études, prenant en compte l’articulation des rapports de genre, d’origine, de classe sociale, etc. et portant sur les inégalités sociales de santé, les pratiques de soins ou les comportements de santé sont les bienvenues. Les méthodes peuvent être quantitatives ou qualitatives, et toute recherche s’inscrivant dans le cadre intersectionnel ou avec une approche réflexive des catégories d’analyses et de l’intersection des diverses formes d’inégalités dans le champ de la santé est également bienvenue.
Nous invitons doctorant-e-s, jeunes docteur-e-s, chercheurs-euses expérimenté-e-s et acteurs de la santé publique de toutes disciplines (sciences sociales, épidémiologie, économie de la santé, biostatistiques, biologie, droit, science politique, géographie de la santé, acteurs de la prévention, usagers, associations d’usagers) à nous adresser des propositions de communications sur ces questions, quels que soient leur rattachement institutionnel, leurs domaines d’intervention ou leur pays de recherche.